Droits humains ou droits citoyens ? Une nouvelle étape dans le discours interreligieux.
- introduction
Le 25 juin 2018, des représentants des six grandes religions du monde se sont réunis au siège des Nations Unies à Genève et ont adopté une déclaration. L’assemblée était placée sous le patronage du prince El Hassan bin Talal des rois hachémites de Jordanie. J'y ai également été invité. L’événement revêt une grande importance, non seulement parce que, pour la première fois, des représentants de haut rang de leurs religions respectives se sont réunis au sein du Forum des Nations Unies, mais aussi parce qu’ils ont signé une déclaration commune devant l’Assemblée générale des Nations Unies. Il y figure que les religions se sont engagées pour une « reconnaissance et compréhension des valeurs universelles du concept d’égalité des droits citoyens, qui sont ancré dans les droits humains ». Deuxièmement, on veut renforcer « la promotion et le renforcement de l’égalité des droits citoyens, qui englobent les droits économiques, sociaux et culturels ainsi que les droits civiques et politiques ». Troisièmement, l’assemblée s’engage à organiser un audit tous les cinq ans sous les auspices des Nations Unies.
- Un processus mémorable
Je trouve qu’il ne faut pas sous-estimer ce processus mémorable. Pendant des années, voire des décennies, les représentants religieux et les théologiens ont cherché à établir pour les droits de l'homme un point de référence commun relatif à l'engagement politique et social dans ce monde : en faveur de leur reconnaissance et leur promotion. L’idée de base était de se mettre globalement d’accord sur les valeurs universelles de justice, de liberté et de solidarité - inscrites dans les droits de l’homme - sans se préoccuper des différences de convictions religieuses respectives. Ce concept a été principalement soutenu et promu par l’Église catholique depuis le Concile Vatican II, mais aussi par les Églises réformées, d’autant plus que, du fait de leur tradition de droit naturel, elles n’avaient guère de difficulté à intégrer les valeurs universelles, généralement humaines et rationnelles. Cependant, au bout d’une année, cette tentative d'aboutir à un accord a échoué. Selon moi, en voici les raisons :
Tout d'abord, il convient de noter que les religions ont une grande affinité pour les droits de l'homme. Ce n’est pas un hasard que la tradition des droits de l’homme fait référence à la religion. Dans la déclaration d'indépendance des États-Unis de 1776, le créateur, Dieu, se porte garant de l'égalité des hommes. Dans la Déclaration des droits de l'homme et des droits civils de la Révolution française de 1789, le concept de « sacré » apparaît : « les droits humains naturels, inaliénables et sacrés ». Ce n’est pas une coïncidence puisqu’ils touchent les questions fondamentales de l’être humain, qui sont intrinsèques au domaine de la religion. De nombreux concepts fondamentaux des droits de l'homme, tels que la dignité humaine, la liberté ou la justice sont bien accueillis dans les traditions religieuses. La tradition judéo-chrétienne trouve dans le concept de la dignité humaine une résonance dans la déclaration biblique qui stipule que l'homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, c'est-à-dire, qu’il peut, dans sa dignité, pour ainsi dire atteindre un rang quasi divin, accessible à tout un chacun. Quoiqu’ils soient exprimés avec plus de retenue, des raisonnements semblables se trouvent dans l'islam. Tout comme « à l'image de Dieu », le Coran donne à l'homme la position extraordinaire d’administrateur sur la terre (« califat », voir Sourate 2.30). Ce ne sont que quelques exemples. Dans les religions, on trouve une multitude de manières de faire des références significatives aux droits de l'homme. Et bien sûr, l'idée était évidente ; et très longtemps on a pensé qu’il était possible de créer une concordance normative et substantielle entre les religions et les droits de l'homme. Mais il s’est avéré que cette idée était une quadrature du cercle.
- Raisons d'échec
Tout d'abord, il existe une condition fondamentale : une opinion, que l’on retrouve sous différentes formes, veut que les droits de l'homme manifestent une idéologie anthropocentrique dans laquelle l'homme est élevé « à la mesure » de toutes les choses. L'autorité suprême ne serait donc plus la loi divine, mais bien la volonté commune du peuple, et il faudrait alors aussi mesurer les « valeurs religieuses ». Or, je pense qu’il est possible de résoudre cette contradiction : on peut très bien accorder une plus grande dignité aux Écritures révélées des différentes traditions sans pour autant remettre en question la validité des droits de l'homme. Mais là, on sort du sujet.
On constate l’incapacité de créer un point de référence en matière de droits de l’homme dans des domaines hyper-sensibles : Le conflit se situe surtout dans le domaine des relations entre les sexes, en particulier en ce qui concerne l’égalité exigée des hommes et des femmes pour les minorités sexuelles. Il est évident que la protection contre la discrimination fondée sur le sexe et la protection de l'orientation fondée sur le genre réclamée par l'ONU depuis 2011 ont suscité bien plus que du scepticisme.
La liberté de religion est une autre pierre d'achoppement. Cela peut surprendre puisqu’il s’agit de préoccupations fondamentales des communautés religieuses elles-mêmes. Mais l’essence de la résistance réside dans le fait que le droit à la liberté religieuse donne à des dissidents externes le droit d'exister ainsi que la capacité de se développer et mène à l’interne à des communautés déviantes. Plus on revendique une vérité exclusive et plus ce droit est difficile à accepter. Une revendication inclusive de la vérité (comme le fait par exemple l'Église catholique depuis les années 1960) peut très bien reconnaître différentes formes de salut ou différentes croyances. La preuve de l’acceptation de la liberté de religion a toujours été le droit de changer de religion, de quitter la communauté religieuse et de se réorienter. C’est ici que s’accumule le pathos de la liberté puisque l’on va jusqu’à confier à l’individu la décision de son orientation originelle, finale et intime. Là, les esprits sont encore divisés : pour les uns, le droit de changer de foi est une provocation dans laquelle se manifeste l’ère moderne, qui prétend détenir Dieu une nouvelle fois ; pour les autres, il s'agit d'une question de conscience qui, après tout, se comprend aussi comme un don de Dieu. Dans ce domaine, les différences semblent encore insurmontables.
- Issue
Afin d’avancer malgré le blocage dans les relations entre les droits de l'homme et les religions, la « Conférence mondiale des religions » de juin dernier a émis un nouveau point de référence commun, les droits civils, après que l’accord sur une éthique mondiale commune semble également se trouver dans une impasse. Cette éthique du Parlement mondial des religions à Chicago de 1993 prévoyait des règles morales de base. Avec l'accord actuel, on s'accorde sur une forme juridique politique (et non morale), qui est la revendication universelle de base des droits de l'homme. « Que les institutions religieuses et laïques… mettent en commun leurs moyens d’action afin de canaliser l’énergie collective de toutes les religions, les croyances et systèmes de valeurs visant à promouvoir l’égalité des droits citoyens ». On peut interpréter ce processus remarquable de différentes manières. Certains pourraient y voir une capitulation devant le discours délicat sur les droits de l'homme, qui rejoint le chœur des voix puissantes et encore occidentales, qui relativisent et sapent déjà l’ethos des droits de l'homme. Les autres pourraient y voir une étape importante : que les religions en général créent une plate-forme politique et morale commune, même si leur prétention est bien moins sophistiquée. J'avoue que j'appartiens plutôt au deuxième groupe; mais certains aspects et exigences doivent être clarifiées.
- Clarifications
La déclaration des droits de l'homme de la Révolution française de 1789 parle indifféremment de droits humains et de droits citoyens. Aujourd'hui, avec la différenciation du droit, on ne peut plus partir du principe de l’égalité de ces droits. Par définition, les droits de l'homme sont universels, indépendamment de la nation, de la culture et de la race. Cependant, les droits citoyens, qui sont expressément mentionnés dans la constitution, ne concernent que les citoyens soumis à cette constitution, et non pas les immigrants, les demandeurs d'asile et les personnes d’autre confession. Les droits citoyens font partie des droits fondamentaux qui demandent un degré d'engagement plus élevé. On peut justifier la limitation des droits citoyens, mais pas des droits de l'homme. La Déclaration du Caire des droits de l'homme en Islam, publiée en 1990 par l'Organisation de la coopération islamique et utilisée le plus largement à l'échelle internationale, parle d '« égalité de la dignité humaine fondamentale et de l'égalité des droits et devoirs fondamentaux » (Art.1). Il faut comprendre que les droits de l'homme liés à la dignité humaine ne peuvent être garantis que dans la mesure où ils ne violent pas les obligations et les réglementations religieuses. Par exemple, la liberté d'expression ne s'applique que dans la mesure où elle ne nuit pas à la réputation de la communauté religieuse (umma). La revendication d'égalité entre l'homme et la femme est relativisée dans la mesure où l'homme a plus de devoirs et donc plus de droits. Bien entendu, les termes « citoyenneté » et « droit citoyen » revêtent un sens totalement différent dans la tradition islamique que dans la tradition juridique européenne (chrétienne). La Déclaration d'Al-Azhar de mars 2017 stipule : « Le terme citoyenneté est un terme originel en islam, il a été prévu pour la première fois dans la « Constitution de Médine ». La pratique qui a été prévue ne comportait aucune trace de discrimination ni d’exclusion de n’importe quel groupe de la société à cette époque. Mais elle comportait des politiques respectant la diversité religieuse, ethnique et sociale ». Dans cette même déclaration, qui est d'ailleurs aussi soutenue par les chrétiens d'Orient, il est également demandé que cette ancienne tradition de l'Islam soit renouvelée, aussi en vue d’une réforme interne. C'est bien là que réside la clé pour comprendre le processus qui favorise les discussions sur les droits citoyens dans le document de la Conférence mondiale des religions.
- Une sortie ouverte
La Conférence mondiale des religions (2018) présente un document à plusieurs niveaux. Ce ne sont pas seulement différentes traditions juridiques - orientale et occidentale – qui sont liées, mais également différentes traditions d'engagement sont imbriquées : d'une part, on parle de droits civils qui devraient être enracinés dans les droits de l'homme ; d'autre part, on y mentionne les valeurs fondées sur la religion (telles que la dignité, l'égalité, la liberté, l'amour) qui trouvent une grande convergence dans les religions et qui devraient exercer une force régulatrice puissante sur la pratique et l'organisation de la communauté étatique.
La déclaration construit pour ainsi dire un triangle dynamique : droits civils, droits de l'homme, valeurs universelles. Mais la relation entre ces points n’est pas définie. Ce triangle implose lorsque l'un des coins est privilégié. C’est justement parce que la relation entre ces trois niveaux n’est pas définie avec précision qu’une nouvelle dynamique dans le dialogue entre religion et politique s’ouvre. Nous sommes encore au tout début. Le résultat de cette discussion est bien entendu ouvert. Cependant, le point central est que le concept de dignité humaine influe en définitive sur chaque catégorie juridique qui concerne l’être humain, les droits de l'homme, les droits fondamentaux comme les droits citoyens. Dans les documents de convergence religieuse, il est répété à maintes reprises que la dignité humaine trouve une caisse de résonance très spéciale dans les religions : la position dominante de l’être humain en tant que sujet de responsabilité et, dans un certain sens, du partenariat divin.
L'idée de la dignité humaine doit assurer une discussion fructueuse des religions en relation avec les droits de l'homme et les traditions de la citoyenneté. La « conception régulatrice » de la dignité humaine pourrait aider à éviter de fausses alternatives au sens de droits civils exclusifs, mais aussi des relativisations trompeuses des droits de l'homme au nom de la relativité culturelle.